La surveillance vidéo d’une personne salariée, la Cour d’appel définit les circonstances dans lesquelles l’employeur peut y avoir recours?
Dans l’affaire que nous allons commenter ici, un salarié de la Bridgstone Firestone de Joliette a été congédié pour avoir faussement prolongé son absence pour lésion professionnelle suite à une blessure au dos survenue dans le cadre de son travail. Doutant de la véracité des prétentions du salarié, l’employeur l’avait filmé sur vidéo. S’appuyant entre autres sur le résultat de cette enquête, l’employeur a congédié le salarié pour avoir menti sur son état de santé, un tel comportement entraînant une perte de confiance irrémédiable.
Le syndicat a contesté le congédiement du salarié par grief. L’arbitre Gilles Trudeau a maintenu la décision de l’employeur. Il a autorisé la production des bandes vidéo en preuve malgré les objections du syndicat et, soupesant l’ensemble des circonstances, il a conclu que le salarié avait délibérément masqué son véritable état physique et prolongé indûment son absence pour lésion professionnelle, commettant ainsi une infraction grave à son devoir de loyauté et engendrant des coûts substantiels pour l’employeur. Selon l’arbitre, cela justifiait le congédiement. Le syndicat a porté l’affaire devant la Cour supérieure et le juge Bilodeau a rejeté sa demande de révision judiciaire. Il s’est donc pourvu en appel devant la Cour d’appel.
La décision de la Cour d’appel
Cette affaire soulève des questions importantes en regard de la protection de la vie privée des salariés dans le cadre de leur emploi. Le salarié a été filmé hors de l’établissement de l’employeur, dans des situations où il n’effectuait aucun travail pour le compte de ce dernier. Le syndicat soutenait que la surveillance vidéo portait atteinte à la vie privée du salarié et que l’admission en preuve des bandes vidéo déconsidérait l’administration de la justice. L’employeur argumentait que la surveillance était raisonnable et ne portait pas atteinte aux droits du salarié.
Selon la Cour, il ne s’agissait pas seulement de décider si l’enquêteur pouvait ou non capter l’image du salarié. L’enquêteur aurait pu simplement témoigner de ce qu’il avait vu et, en ce sens, le fait qu’il ait filmé le salarié n’était pas déterminant. La Cour est plutôt d’avis que le litige portait essentiellement sur les limites du pouvoir d’un employeur de procéder à la surveillance de ses salariés compte tenu des garanties de protection de la vie privée que l’on retrouve à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et au Code civil du Québec.
La Cour d’appel a d’abord rappelé que le concept du droit à la vie privée vise fondamentalement à préserver l’autonomie des personnes. Ce droit n’a pas de limite géographique et ne s’arrête pas en certains lieux, comme le foyer par exemple. Il suit la personne et peut même trouver application dans des endroits où elle peut être vue du public. Aussi, de l’avis de la Cour, le salarié demeurait dans le cadre de sa vie privée dans ses déplacements personnels pour aller chercher son fils, dans les rues de la ville ou en travaillant sur son terrain, conservant alors le droit de ne pas être observé ni d’être suivi systématiquement.
Ensuite, la Cour s’est penchée sur l’impact de l’existence d’une relation d’emploi sur le droit à la vie privée. Pour le juge Lebel qui a rédigé les motifs, on ne peut présumer du statut de salarié et de la relation de dépendance qui en découle, que le salarié a consenti à toute atteinte à sa vie privée. Certes, des renonciations à la protection de la vie privée sont admises, mais elles doivent être précises et explicites. Aussi, le contrat de travail ne comporte pas de renonciation implicite à la protection de la vie privée et il ne crée pas de rapport de hiérarchie sociale soumettant le salarié à tous égards au regard de l’employeur, même en dehors du travail. En l’espèce, on ne pouvait identifier de renonciation explicite, ni du salarié, ni des dispositions de la convention collective au dossier.
La Cour a donc conclu que la surveillance et la filature de personnes salariées hors du lieu de travail représentent, à première vue, une atteinte à la vie privée. Cette surveillance n’est cependant pas nécessairement illicite. S’inspirant des principes qui ont gouverné la protection contre les atteintes déraisonnables à la vie privée dans le cadre de fouilles et de perquisitions, la Cour a identifié les garanties fondamentales de protection de la vie privée qui doivent être respectées pour permettre la surveillance à l’extérieur de l’établissement.
Ainsi, la surveillance peut être admissible si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables. Il faut d’abord qu’existe un lien entre la mesure prise par l’employeur et le bon fonctionnement de l’entreprise. La décision de l’employeur ne doit pas être arbitraire et la surveillance ne doit pas être appliquée au hasard. En somme, l’employeur doit avoir des motifs raisonnables, avant de recourir à la surveillance, de mettre en doute l’honnêteté du comportement du salarié. Il ne peut se servir des résultats de cette surveillance pour la justifier par la suite.
La Cour s’est également prononcée sur le choix des moyens que peut retenir l’employeur. La mesure de surveillance peut être la filature, mais elle doit paraître nécessaire pour vérifier le comportement du salarié. Elle doit être menée de la manière la moins intrusive possible et les mesures qui portent atteinte à la dignité de la personne surveillée doivent être évitées. À titre d’exemple d’une surveillance qui ne rencontrerait pas cette exigence, l’on souligne le cas d’un salarié filmé dans sa chambre à coucher.
Dans l’affaire soumise, ces critères auraient été respectés. L’employeur avait un doute sérieux car le comportement du salarié était suspect et les problèmes d’accidents du travail semblaient importants dans l’entreprise. La décision de procéder à la surveillance était donc raisonnable comme l’étaient les moyens retenus pour y procéder. La Cour a souligné à cet effet que la filature n’était pas continue mais ponctuelle et limitée dans le temps, et qu’elle a été effectuée dans des lieux où le public pouvait observer le salarié. Elle ne portait donc pas atteinte à sa dignité.
La Cour a donc conclu que la décision de l’arbitre d’admettre les bandes vidéo en preuve était bien fondée et qu’il n’existait aucun motif de révision judiciaire de cette sentence.
Source : Le Bulletin – Grondin Poudrier Bernier, Société d’avocats